Un Castor en week-end au Havre

Ils se sont connus à la fin des années 1920 à la faculté des lettres de l’université de Paris.

Simone de Beauvoir, alias le Castor* et Jean-Paul Sartre formeront un couple d’anthologie, ce qui ne les empêchera pas, à côté de cet amour « nécessaire » de trouver auprès d’autres partenaires des relations « contingentes ». Un couple libéré avant la lettre donc.

Libéré et brillant. Sartre est reçu premier de l’agrégation de philosophie en 1929 ; elle obtient la deuxième place.

Nommée à Marseille, alors qu’il est affecté au Havre (à son grand regret, voir mon article à ce sujet), Simone de Beauvoir décline la proposition de mariage de son amant mais obtient en 1932 un poste à Rouen pour se rapprocher de lui.

Simone de Beauvoir au centre (1933) – Photographie Tourte & Petitin – Document J. Trumel-Mézières

Et les amoureux de se retrouver au Havre le week-end.

Voici un extrait de La force de l’âge, où le Castor décrit ses soirées canailles dans les rues interlopes de l’époque.

« Nous nous retrouvions d’ordinaire au Havre qui nous paraissait plus gai que Rouen. J’aimais les vieux bassins, leurs quais bordés de boîtes à matelots et d’hôtels borgnes, les maisons étroites coiffées de toits d’ardoises qui leur tombaient jusqu’aux yeux […]
La plus jolie rue du quartier, c’était la rue des Galions dont au soir les enseignes multicolores s’allumaient : le Chat noir, la Lanterne rouge, le Moulin rose, l’Étoile violette ; tous les Havrais la connaissaient : entre les bordels gardés par de robustes maquerelles s’ouvrait le restaurant réputé de La Grosse Tonne ; nous allions de temps en temps y manger la sole normande et le soufflé au Calvados […]
Le Havre était un grand port ; des gens venus d’un peu partout s’y mélangeaient ; on y brassait de grosses affaires selon les méthodes modernes ; on y vivait au présent, au lieu de s’incruster dans les ombres du passé. »
(in Simone de Beauvoir, La force de l’âge, 1960)

La rue des Galions, qui fut aussi appelée « rue des débauchés » au 18e siècle comme le rappelle Damien Patard sur son blog Le Havre d’avant, s’est considérablement assagie.

Mais les quelques photos d’époque qui nous sont parvenues nous remettent dans l’ambiance de ce quartier chaud, typique de cités portuaires avant l’ère des porte-conteneurs… « Et ils pissent comme je pleure sur les femmes infidèles… »

* Surnom que lui donna leur ami commun René Maheu en raison de la proximité de « Beauvoir » avec beaver (signifiant castor en anglais) et parce que « les castors vont en bande et ils ont l’esprit constructeur » (in Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, 1958).

La bibliothèque idéale

La commande faite par la ville du Havre à Oscar Niemeyer en 1972 ne prévoyait pas de bibliothèque. Mais pour donner au « Petit Volcan » une nouvelle dynamique, le lieu sera restructuré à cette fin de 2010 à 2015. Les artisans de ce renouveau sont les architectes Dominique Deshoulières, Hubert Jeanneau et Françoise Sogno.

Esthétique à la fois épurée et chaleureuse, espaces de lecture, d’ateliers, de consultation numérique, de travail : le superbe lieu est conçu comme un espace de vie et de découvertes tout azimut.

La bibliothèque Oscar Niemeyer a reçu le prix Livres Hebdo de l’Espace intérieur en 2016.

Jules Durand ou la seconde affaire Dreyfus

Dans le port du Havre des années 1910, les ouvriers charbonniers sont les derniers maillons de la chaîne et vivent dans une misère absolue.

Un révolutionnaire idéaliste, Jules Durand, dit « le curé », reprend en main leur syndicat et tente de faire avancer leurs droits dans le cadre d’une lutte qu’il veut pacifiste.

Pour sauver les intérêts de la Compagnie générale transatlantique, les grandes familles de négociants havrais organisent un véritable traquenard qui aboutira à son procès (il est défendu par René Coty, alors jeune avocat) et de quelques uns de ses compagnons de lutte. Et au verdict incroyable de la peine de mort pour le leader.

Face au soulèvement de l’opinion générale, celle-ci sera finalement commuée en sept ans de prison et il sera libéré en 1915. En 1918, la cour de cassation reconnaît l’utilisation de faux témoignages et le déclare innocent.

Mais victime de ce que Jaurès qualifia de « seconde affaire Dreyfus », Jules Durand a depuis des années perdu la raison. Interné dans l’asile psychiatrique de Quatre Mares à Sotteville-lès-Rouen, il y mourra en 1925.

Cette incroyable histoire est le sujet du roman très documenté de Philippe Huet, Les quais de la colère. Philippe Huet, écrivain né au Havre, est également l’auteur de nombreux romans noirs dont La Main morte, Grand prix de littérature policière.

Jules Durand en 1910 et en 1912

Sartre, la philo et le cinéma

Au retour de son service militaire en 1931, Jean-Paul Sartre est affecté comme professeur de philosophie au lycée du Havre (aujourd’hui lycée François 1er).

Pour le brillant normalien qui avait convoité un poste de lecteur au Japon, c’est une déception. Mais Simone de Beauvoir, envoyée dès 1932 au Lycée de jeunes filles de Rouen, l’y rejoindra bientôt les week-end.

Atypique « avec sa pipe vissée à la bouche » et pouvant démarrer un cours par « Messieurs je vous hais, car vous êtes tous de sales bourgeois » , il prononce dès son arrivée un surprenant discours de distribution des prix, très en rupture avec la culture classique de l’époque et dédié…au cinéma. Le qualifiant d’emblée d’art, il encourage les jeunes auditeurs à se former au contact de ce qu’il avait très tôt considéré comme « le poème de la vie moderne ».

Sartre écrira La nausée au Havre (qu’il appellera Bouville dans le roman).